Mardi 12 Février, dix-sept heures et des poussières. Morgan était assis dans un tramway pour changer d’itinéraire. Enfin pas seulement. Il avait trouvé ce matin-là une brochure dans son casier présentant une association appelée “Les Paranoïaques Anonymes” dont le quartier général était situé au 13 rue Guy de Maupassant.
“Les Alcooliques Anonymes” pour les paranoïaques ? Étrange. Morgan ne voulut pas se rendre plus paranoïaque qu’il ne l’était déjà parce qu’il se demandait qui pouvait savoir qu’il l’était alors qu’il l’avait dit à personne. Le jeune homme demanda à quelques élèves de sa classe si d’autres personnes avaient reçu ce prospectus. Tous répondirent à la négative.
Morgan observa la brochure de plus près. C’était une simple feuille tapée à l’ordinateur, sans aucune photo, sans aucun nom. Le type dirigeant cette association devait être paranoïaque.
L’adolescent se décida à prendre le tramway pour y aller et en passant par cette étrange association il en profiterait pour changer de chemin pour rentrer chez lui, ce qui lui convenait parfaitement. Le tramway s’arrêta.
Morgan regarda s’il était assez près de son but. Il trouva cela bien. Le jeune homme se leva de son siège abîmé et taggé d’un “FUCK” mal écrit puis sortit sans grande hâte ni motivation apparente. Il repoussa une mèche de cheveux qui s’était mise devant son oeil gauche et se mit à avancer de la même démarche assurée et autoritaire qui le caractérisait: le torse bombé, la tête haute mais les yeux se contentant de fixer le sol d’un air calculateur, les pas rapides et réguliers, ses semelles de chaussures en brillant cuir noir claquant sur le trottoir encore luisant et mouillé de la récente averse.
Les vitrines défilaient à ses côtés, le magasin de lingerie féminine laissait place à une pharmacie laissant elle-même place à l’antiquaire chez qui Morgan aimait tant fouiner. Il s’arrêta quelques secondes, se tourna de quatre-vingt-dix degrés vers la droite et scruta l’ensemble de la vitrine. L’adolescent regarda derrière lui, personne qu’il avait croisé sur son chemin ces derniers jours. Il regarda sa montre en titane.
Dix-sept heures quinze. Morgan retourna sur sa trajectoire initiale, tourna quelques mètres plus tard, se retrouva rue Guy de Maupassant. Rue piétonne dallée, large, le jaune sable des dalles contrastant avec le gris anthracite de la plupart des maisons et boutiques qui semblaient comme partiellement brûlées. Morgan aimait cette rue, peuplée d’antiquaires, de libraires, de disquaires et d’artistes peintres.
Il n’avait jamais fait attention à ce qu’il y avait au numéro treize de cette rue. Depuis quand cette association existait ? Pourquoi n’en avait-t-il pas entendu parler dans le journal local, par les libraires, par ceux qu’il fréquentait la plupart du temps ? Pourquoi a-t-il reçu ce prospectus seulement ce jour-là, alors qu’il était paranoïaque depuis quelques temps déjà ? Il ne comprenait pas et cette histoire le chiffonnait sérieusement.
Il n’y avait pas de numéro aux boutiques mais il savait que la voyante avec qui il aimait parler de paranormal habitait au sept. Il passa devant son “antre” un sourire aux lèvres. La rue était presque déserte et le soleil commençait à se coucher. Les maisons semblant brûlées paraissaient en plein incendie à cause des teintes orangées que prenaient les pans de murs habituellement blanchâtres, les ombres des arbres du jardin public derrière la rue faisant danser les flammes.
Il ralentit le pas sans avoir réellement pourquoi. En fait, si. Il savait pourquoi. La peur. La paranoïa. La fiction. La réalité. Le thriller. Lui. Les autres. L’hypocrisie. La sincérité. L’association.
Et si cette association voulait profiter de la paranoïa des gens ?
Il prit ses papiers d’identité et les cacha dans la doublure de son long manteau noir qui avait dû coûter une bonne centaine d’euros à ses parents. Il n’avait pas pris son porte-feuille ce jour-là.
Dix.
Onze.
Douze.
Treize rue Guy de Maupassant.
C’était là.
Morgan se surprit à sentir ses lèvres trembler légèrement pendant un court instant. Le bâtiment était bizarre. Une sorte d’immeuble de briques du même jaune sable que les dalles recouvrant le sol de cette rue sur lequel avaient été installées des boiseries foncées qui paraissaient tellement incongrues et juraient tellement avec la couleur du mur qu’on aurait cru que cela venait d’être plaqué contre celui-ci avec de la colle forte. Les volets étaient tous fermés et certaines fenêtres avaient même été bloquées à l’air de ciment gris pas très discret. C’était une ancienne boutique, à en croire les vitrines ayant été recouvertes de plusieurs couches de ruban adhésif marron pour colis.
Le jeune homme s’avança un peu plus vers la porte en PVC blanc contrastant avec les sombres boiseries. Il appuya sa main droite sur la poignée en fer forgé. Elle bloquait. Il regarda autour de la porte. Pas de sonnette ni d’interphone. Pas d’horaires d’ouverture ni de fermeture. Ils devaient sûrement changer leurs habitudes comme lui changeait les siennes.
Il soupira et frappa à la porte en se disant qu’il devait avoir l’air bête de vouloir rentrer dans une baraque pareille qui semblait dans tous les cas abandonnée, une bande d’araignées ayant décidé de tisser leur toile au dessus de la porte à la manière du dessus d’un lit à baldaquin.
Il entendit un cliquetis et se dirigea vers l’encadrement de la porte. Cependant ce fut la petite ouverture pour passer des lettres qui s’ouvrit. Morgan s’étonna du fait que les gens de cet organisme mettent un cadenas à ça. Il se baissa donc à hauteur de l’ouverture, déglutit puis demanda s’il y avait quelqu’un d’une voix qui ne traduisait pas sa peur, qui ne tremblait pas comme ses mains moites.
Il regarda de tous côtés, la rue était déserte, un sachet en plastique volait au gré du vent. Le soleil continuait à décliner. Les secondes semblait des heures. Morgan aimait de moins en moins cette rue. Un sueur froide coula le long de sa nuque.
“Qui êtes-vous ?”
Il sursauta puis constata qu’il y avait plus paranoïaque que lui. La personne venant de lui parler transformait sa voix à l’aide d’un ordinateur et portait un masque blanc. Morgan se trouva un peu moins calme que d’habitude, ce qui l’agaçait un peu. Doutant des objectifs de cette association, il se décida à changer de nom.
“Miles. J’ai reçu un de vos prospectus alors je venais me renseigner, a-t-il répondu en baissant la tête et en soupirant.
- Montrez.
- Montrer quoi ? demanda-t-il en relevant brusquement la tête et en écarquillant ses yeux bleus.
- Votre prospectus.”
Morgan aquiesca mais trouvait cela louche d’un autre côté. C’était sûrement parce qu’ils ne donnaient pas ces prospectus à n’importe qui mais alors… pourquoi ils lui en avaient donné un ? Par le biais de qui ?
L’adolescent scruta la brochure de part en part, en quête de l’écriture de son nom ou de celui de son lycée ou d’un quelconque numéro pouvant faire penser à un numéro de matricule menant à son nom. Rien, du moins en apparence. Qui sait, peut-être que son nom est écrit à l’encre invisible ou quelque chose de ce genre-là. Si on découvre son vrai nom, les gens, paranoïaques comme ils le sont à priori, vont croire qu’il est louche. Cette idée le fit enrager silencieusement, serrant les dents et déformant son visage d’habitude si serein d’une légère grimace d’agacement.
Et les empreintes digitales ? Le jeune homme frotta soigneusement la manche de son manteau sur la feuille, espérant éliminer la plupart des traces. Qui sait, les personnes de l’association ont peut-être des relations dans la police scientifique ou la génétique et pourraient avoir des analyses d’empreintes digitales… Peut-être même des analyses ADN… Parlons même pas des cheveux dans ce cas-là. Morgan soupira. Il se persuada qu’il avait pris assez de précautions, même si son subconscient de paranoïaque lui disait qu’on n’en prenait jamais assez.
Il soupira et jeta nonchalamment la feuille par l’ouverture. Il fixa le type masqué avec insistance.
“Je peux entrer maintenant ? demanda-t-il, plus agacé que jamais.
- Bien sûr…”
Il entendit un cliquetis, deux, trois, quatre. “Combien y a-il de cadenas à cette foutue porte ?” fut la seule pensée qui lui vint à l’esprit. Une dizaine apparemment. La porte s’ouvrit en grinçant fortement, puis bloqua. Une chaîne empêchait Morgan d’entrer.
“C’est quoi ça au juste ?
- C’était histoire de vérifier si vous n’étiez pas venu afin de me tuer, ce que vous auriez fait de suite, à priori, si vous aviez cette intention-là, je pense…”
Morgan était exaspéré, il allait se faire fouiller, c’était certain. On allait découvrir ses papiers d’identité et on allait l’incriminer de quelque méfait qu’il n’avait pas commis. Simple hypothèse. Il pensa également au fait que cela pouvait être une blague d’un camarade de classe et que si c’était le cas ce n’était franchement pas drôle.
Finalement, aller à cette association était une mauvaise idée. Il était véritablement mal à l’aise. Quelque part, il n’arrivait pas à s’enfuir, il se disait que s’il fuyait le type allait définitivement le trouver louche et que même s’il n’avait que le faux nom Miles, il y avait les empreintes digitales sur la poignée de porte, peut-être même un cheveu. Peut-être que le type pensait que “Miles” était un homme dangereux, capable de tuer quelqu’un et qu’il valait mieux ne pas appeler la police, qui sait ? Peut-être qu’il appellerait la police seulement parce que “Miles” lui semblait louche mais pas dangereux. Morgan n’avait rien fait pourtant. Il était juste paranoïaque. Peut-être un peu curieux aussi.
L’homme posa des questions par dizaines, auxquelles Morgan répondait de manière vague. La personne derrière la porte demanda à l’adolescent de vider son sac à dos. Ce dernier demanda pourquoi. Son nom était écrit sur ses cahiers, s’il cachait l’étiquette, ça allait paraître louche mais refuser le paraîtrait tout autant.
Des larmes de rage se mirent à couler sur les joues de Morgan. Le type lui passait un interrogatoire alors que l’adolescent n’était coupable de rien. Morgan approcha brusquement son visage de celle de la personne masquée.
“Tu vas me laisser entrer bordel ??? Je suis aussi paranoïaque ! cria-t-il, sa voix secouée de sanglots. Je ne suis pas un assassin, je ne veux de mal à personne ! Je suis venu ici à cause de cette foutue brochure qu’on a mis dans mon casier ! Je voulais simplement en savoir plus sur…”
L’homme, sûrement apeuré, claqua la porte sur le visage de Morgan, qui tomba par terre comme une poupée de chiffon, le nez et le côté de la tête en sang. Il était sonné, ne comprenait pas ce qu’il se passait. C’était insensé…
Morgan ne faisait de mal à personne, même quand il le souhaitait de tout son coeur. Il était sage, ne cherchait pas la mésentente, aidait ses camarades. Il les sentait moins gentils que lui, de là était peut-être née sa paranoïa.
Peut-être était-elle née de sa passion pour les thrillers, ces fictions qui finirent par se mélanger à la réalité qu’il trouvait trop fade.
Peut-être venait-elle de la surprotection que ses parents lui vouaient. Leur peur que leur fils se pervertisse avec la société actuelle, les médias, les gens, la société en général. Ils lui disaient que c’était mal. Ils voulaient un ange un peu insouciant, ils ont obtenu un ange déchu par la paranoïa, par leur faute, peut-être.
Morgan était étendu par terre. Le sol taché de son sang. Il sortit non sans peine son téléphone portable de la doublure de son manteau. Il l’alluma, appuyant sur les touches avec faiblesse. Son fond d’écran apparut, un fond bleu avec des formes géométriques, parmi ceux par défaut.
Blanc.
Morgan eut soudain la tête complètement vide, il ne savait plus le numéro de la police, ni des urgences. Qui appeler ? Il pensa à ses parents mais il avait peur. Peur que ses parents le découvrent lui, leur enfant unique qui leur tenait tant, dans un état pareil. Il culpabilisait, pleurait, pantin désarticulé sur le trottoir jaune taché de rouge.
Il fouilla l’ensemble de son répertoire à la recherche de quelqu’un en qui il avait confiance. Il avait peur. Peur de tomber sur un type profitant de la situation, le prenant en photo pour le mettre dans le journal du lycée, pitoyable, devant ce bâtiment, qui ferait de lui une victime de moqueries, de compassion et de pitié mal placée.
Morgan se mit à regretter de ne pas avoir d’amis, des gens en qui il pouvait avoir confiance sans se poser de questions. Ses vertiges s’accentuaient, il semblait qu’il commençait à perdre beaucoup de sang. Il cherchait sans relâche la personne qui l’aiderait de la façon la mieux possible, sans pitié inutile, sans temps perdu, sans moqueries, sans rien de trop. Il regardait les centaines de numéros mémorisés dans son répertoire. Il se trouvait stupide à chercher la perle rare dans une situation pareille.
En même temps que les noms défilaient sur l’écran, l’adolescent cherchait au fond de sa mémoire le numéro des urgences. Impossible. Il avait une très bonne mémoire pour les formules mathématiques mais incapable de se rappeler d’un simple numéro pour les cas d’urgence. Il prit son agenda. Évidemment, il ne trouvait pas la page et le carnet à couverture noire se tachait de rouge au fur et à mesure des pages qui se tournaient.
Le jeune homme lâcha l’agenda dans son sac à dos et fouillait son répertoire avec frénésie. Il n’avait plus de temps à perdre, il voyait flou. Plus les secondes passaient, moins il voyait qui appeler.
Tant pis. Il chercha le numéro de sa mère. Sa main tremblait. Il serrait son téléphone de toutes les faibles forces qui lui restaient. Il appuya sur le téléphone vert et attendit, les larmes coulant de plus belle.
“Morgan ? dit la mère au téléphone. Où es-tu ? Il est tard ! On est morts d’inquiétude ton père et moi !
- Désolé… répondit l’adolescent en sanglotant, replié sur lui-même.
- Tu pleures ? Morgan, que se passe-t-il ???
- Maman, tu vois…
… Je suis paranoïaque…”